L’homme était du genre vieille France. Vieille bourgeoisie bordelaise, se donnant le genre de dire des grossièretés dans un français irréprochable sur le plan grammatical. Je le revois encore, dans son bureau de la rue Falguière, juste en face de l’Institut Pasteur. Il était alors le dirigeant d’un petit laboratoire pharmaceutique vieillot qui s’enorgueillissait de vendre la plus ancienne spécialité pharmaceutique au monde : la Jouvence de l’Abbé Soury.
« La phyto, c’est l’avenir, me dit-il. La mode écolo bat son plein et je veux y entrer par la grande porte. Je ne veux pas faire de la poudre de plantes en gélules comme les autres là… Je veux y aller avec quelque chose de spécial. Quelque chose qui soit bien en accord avec la façon de voir des phytothérapeutes. Est-ce que vous avez quelque chose dans vos tiroirs? »
Je n’avais rien. Je venais juste de quitter l’Université pour lancer ma société de production d’extraits végétaux et je ramais désespérément pour survivre. Nous étions criblés de dettes, nous avions une fille en bas âge et une énorme ruine à la campagne à aménager que nous tentions d’habiter malgré les intempéries. Mais j’ai cru en ce type. Je l’ai senti sincère malgré la réputation de forban qu’il partageait avec deux autres cadres dirigeants du même groupe. J’ai senti que si je parvenais à répondre à sa demande, nous serions tirés d’affaire.
Nous étions en juin 1980. Après un autre mois passé à faire un chiffre d’affaires misérable, dégoûtés, nous étions partis en vacances dans le midi chez mes beaux-parents. Et j’ai oublié l’affaire. Jusqu’à ce que mon beau-frère arrive un soir avec une bouteille de Salers, la gentiane d’Auvergne par excellence, dont nous nous sommes servi chacun un petit verre avec des glaçons. Je me suis demandé comment ce délicieux produit se préparait et je rêvassais dans le jardin, vautré dans ma chaise longue dans les parfums de garrigue, pensant aux racines de gentiane qui devaient se récolter en automne et qu’on allait ensuite extraire pour fabriquer ce breuvage. Au deuxième verre, que je l’ai dû à cette plante ou non, le déclic s’est fait. J’ai entrevu une approche du produit de phytothérapie idéal.
A la fin du mois, je suis parti dans les Monts Dores essayer de récolter un ou deux kilos de racines. La belle plante n’était plus en fleurs depuis longtemps, mais elle était facilement reconnaissable grâce à ses grandes feuilles bien vertes. J’ai apporté les racines à la maison et j’ai tenté de les broyer dans le mixeur du ménage. Sans succès. Je les ai coupées en tous petits morceaux et j’ai recommencé. Toujours pas de résultat. Je décide de laisser tomber momentanément et je les stocke au congélateur. Le lendemain je me dis qu’il faudrait un broyeur plus puissant, mais mon ex-patron à qui je parle au téléphone me dit que ça ne marchera pas à cause des fibres. Alors je pense que je pourrais peut-être les broyer congelées. Les fibres seraient certainement cassantes. Je sors mes racines du congélateur, je fais un essai sur une petite partie : et ça marche ! En quelques instants je parviens à obtenir une poudre fine. Juste un petit bémol : ça ne fonctionne que pour une très petite quantité. Pour plus grand il faut un moyen de refroidir le broyeur pendant qu’il fonctionne. Je venais de redécouvrir le cryobroyage, une méthode de broyage de produits humides déjà inventée en… 1933.
A la fin du mois d’août, je suis prêt. J’ai réussi à préparer quelques kilos de ce qui va devenir les S.I.P.F., les Suspensions Intégrales de Plantes Fraîches. Il s’agit de particules micronisées de plantes fraîches en suspension dans de l’alcool à 30% en poids.
Quand je présente le concept à mon interlocuteur pharmaceutique bourgeois, il plonge immédiatement. L’idée lui plait à la folie et il décide de lancer une gamme de sept plantes dès le début de l’année qui suit.
Le produit a eu énormément de succès. Breveté en 1982 et après avoir survécu à de nombreux avatars commerciaux, il est toujours sur le marché aujourd’hui, malgré l’apparition de produits nettement plus évolués et plus performants.
Les S.I.P.F. représentaient alors ce qui se faisait de plus proche de la philosophie de la phytothérapie car elles étaient basées sur une idée force qui a été la ligne conductrice de tout ce que nous avons fait dans ce domaine tout au long des années qui ont suivi : poursuivre l’idée d’intégrité et d’intégralité.
Un produit idéal de phytothérapie doit comprendre tous les composants utiles d’une plante, c’est-à-dire ceux qui vont pouvoir être assimilés par l’organisme et ceux qui vont aider à cette assimilation : intégralité.
Un produit idéal de phytothérapie doit comprendre tous les composants utiles de la plantes non modifiés par le procédé de préparation : intégrité.
De cette façon, on est sûr que le produit aura conservé toutes les potentialités de la plante médicinale qui lui a donné naissance.