Miroir aux alouettes et poil de lapin

En 1999, la finance est chauffée au rouge. La pression ne cesse de monter et les valeurs technologiques sont en folie. Le Nasdaq et tous les autres marchés se croient partis pour aller sur la lune et sans doute bien au-delà. Pourtant, il existe depuis toujours un vieux dicton : « La bourse ne monte pas jusqu’au ciel ».

Cette même année nous avons la tête plus froide que les spéculateurs. Nous ne nous sentons nullement concernés par la fureur des marchés et ISV n’a pas pour ambition de faire trembler Wall Street. Nous sommes en train de donner naissance aux EPS et nous continuons de travailler sans relâche sur la masse de données que nous accumulons de nos explorations au sein des médecines traditionnelles. Parmi ce que nous avons à examiner figure une plante de la médecine indienne qui a la réputation d’effacer les hématomes avec la même facilité que ma gomme efface la trace de mon Baignol & Fargeon HB. Nous avons étudié pendant plusieurs mois le mécanisme de formation des hématomes et nous avons mis au point un petit modèle pharmacologique simple sur le lapin. Il consiste à tondre complètement le dos des animaux, à prélever un peu de leur sang et à le réinjecter sous la peau afin de créer un hématome artificiel, non traumatique et de taille contrôlée.

Nous sommes en juillet et les vacances approchent. Le responsable de l’animalerie de la faculté de Pharmacie avec laquelle nous travaillons m’appelle pour régler quelques problèmes d’intendance.

— Monsieur Jean, me dit-il, il faudrait que vous veniez voir vos lapins.

Je me  suis dis que j’avais affaire à un sentimental qui ne voulait pas que je parte en congé sans avoir caressé une dernière fois les chères bestioles. Pourtant, cela ne cadrait pas avec le personnage, qui à force de musculation, cherchait à ressembler à Sylvester Stallone – en moins chétif.

— Quel est le problème ?

— A mon avis, ce sont vos lapins qui ont un problème me dit-il en gloussant.

Le lendemain, à la faculté, on me sort les cages de leurs rayonnages et puis les lapins des cages. C’est un souvenir encore très marquant. Un vrai spectacle. Comment transformer des lapins en… en Gremlins.

Lors des essais, nous avions fait huit injections de sang sous la peau de chaque lapin, chacune d’entre elle mesurant environ deux centimètres de diamètre. Ensuite, on appliquait les produits à tester sur les spots rouges obtenus et on mesurait la vitesse avec laquelle la rougeur diminuait puis disparaissait. Une fois les essais réalisés, les lapins retournaient dans leurs cages à l’animalerie.

Celui qui est là, juste devant moi, est vraiment spectaculaire. A l’emplacement précis de deux hématomes sur huit, il y a maintenant deux touffes de poil très denses et de la même longueur que le poil qui n’a pas été tondu. Le lapin est en parfaite santé, il a grossi normalement. Rien à signaler. Sauf que nous venons de mettre la main par hasard sur un produit capable de multiplier la vitesse de pousse des poils du lapin par peut-être dix ou vingt !

On sort encore deux lapins, puis quatre, puis toute la ménagerie. C’est la foire aux monstres ! C’est Freaks ! Tous les lapins sont touchés de la même façon par la grâce pilaire. Mais pas partout. Certains ont une ou deux touffes, certains jusqu’à quatre.

Dans la pièce, on pourrait entendre voler une mouche. Je ne sais plus quoi dire. Je ne comprends pas ce qui se passe et l’animalier me regarde d’un air à la fois perplexe et inquiet.

— Alors ? me dit-il à voix basse, comme s’il ne voulait pas être entendu des animaux.

— Je ne sais pas. On va réfléchir. En attendant, on remet les lapins à leur place et on continue de les observer. Je vais revenir faire des photos.

Pendant plusieurs semaines je me suis dis que nous avions peut-être trouvé le moyen d’éradiquer la calvitie. Certes, ce n’est pas la tuberculose ou le cancer, mais c’est quand même quelque chose qui devrait permettre de fournir d’honnêtes revenus à une petite entreprise de province. Si j’avais su que je venais d’ouvrir la boite de Pandore, je crois que j’aurais invité un bon groupe d’amis et que nous aurions fait un gigantesque civet sans rien dire à personne. On aurait aussi convié l’animalier, pour qu’il se taise. Mais les choses se passent rarement de façon raisonnable.

Les circonstances s’en sont mêlées. Un de mes bons amis de l’époque, qui avait fait sa fortune en vendant un produit développé par nous, voulait à toute force s’en refaire une deuxième, fonder une startup et trouver des financiers en capital risque. A l’époque, c’était facile, il y en avait plein les rues qui se pavanaient avec les poches pleines de billets. C’était avant qu’ils se jettent dans le vide du haut de leurs buildings après l’éclatement de la bulle internet.

Dès la rentrée de septembre, j’ai vu arriver un « consultant » dépêché dans notre bureau de Vic-le-Comte par une des plus grandes banques françaises. Il venait nous psychanalyser pour essayer de nous débarrasser de ce qui était considéré à l’époque comme une maladie honteuse sinon mortelle : l’inappétence corporative financière. C’est-à-dire le peu de goût pour les investisseurs en capital risque. J’avoue maintenant ma faiblesse à ma grande honte. Je me suis laissé séduire. Mais ils ont employé des méthodes déloyales.

Nous sommes à Paris au siège de la filiale de la banque qui gère les projets de capital risque. Il y a du beau monde : le président de la filiale, ses deux principaux collaborateurs, un de leurs conseillers qui est une brillante personnalité de la biotechnologie, un avocat qui a son bureau sur les Champs Elysées, nous et bien sûr mon avide ami, qui est à l’origine de tout le projet. La réunion va durer deux heures trente pendant lesquelles nous résisterons pied à pied et leur expliquerons que nous ne sommes pas les bonnes personnes pour ce type d’aventure. Que nous voulons faire de la recherche en phytothérapie et que ça va très bien comme ça, merci.

Le président s’est levé est s’est approché de nous. Il a mis les deux mains sur la table et en me regardant bien dans les yeux, il m’a dit :

— C’est la recherche qui vous intéresse ?  C’est ce que nous vous offrons. La recherche sur les plantes médicinales sans contrainte, sans être obligé de courir après le financement. Vous pourrez librement faire l’acquisition du matériel que vous voulez, utiliser les locaux qui vous plairont et recruter les meilleurs scientifiques dans les domaines que vous jugerez nécessaires.

Je devais avoir l’air d’un lièvre pris la nuit dans les phares d’une voiture. Je me sentais partagé : réaliser un rêve qui, je devais bien l’avouer me poursuivait depuis toujours, ou choisir la liberté, ce qui me condamnerait peut-être à la médiocrité. Voyant que j’hésitais encore malgré les coups de boutoir, il s’est relevé et a dit en faisant un geste comme celui de la semeuse sur les anciennes pièces de monnaie :

— Nos moyens sont illimités.

Les sociétés de capital risque sont elles-mêmes financées par des sociétés qui y placent des fonds. Ainsi, elles ont pour tâche de trouver de l’argent qui forme un capital dans lequel elles vont puiser pour investir dans des sociétés technologiques. Parmi ces super-investisseurs figurent des poids lourds de la finance, des holdings multinationales appartenant à presque tous les domaines de l’économie et aussi des investisseurs privés richissimes. On m’apprendra plus tard que lors d’une réunion plénière des super-investisseurs dans notre société de capital risque, qui se tenait à la Maison de l’Amérique Latine à Paris, le président a parlé avec le responsable financier d’un des plus grands groupes de la cosmétique et de la pharmacie mondiale. Il lui a montré une des photos de mes lapins :

— Cher ami, voici ce qu’un produit développé par une des sociétés dans lesquelles nous projetons d’investir est capable de faire sur des animaux de laboratoire en environ deux semaines. A votre avis, si ce produit faisait la même chose chez l’homme, quelle serait la valeur marchande d’un tel produit ?

— Un milliard d’euros, a répondu le responsable financier sans une seconde d’hésitation.

J’ai alors mieux compris l’acharnement de mon interlocuteur.

Est-il vraiment nécessaire de dire que les choses ne se sont pas passées comme ça ?

Le poil du lapin n’est pas le cheveu de l’homme. Chez le lapin, le composant actif avait un effet cytotoxique sur les cellules du bulbe pileux. Il y avait donc destruction de ces cellules, ce qui permettait de recruter des cellules souches et de relancer un nouveau cycle de croissance du poil. Ceci est possible chez les animaux pour lesquels il y a des mues, ce qui n’est pas le cas chez l’homme où les cheveux suivent des cycles de façon indépendante.

La jolie petite startup n’existe plus, elle est partie emportée par le tsunami des bourses en 2000, après avoir surnagé et dérivé telle une épave pendant encore quelques années.

A propos Daniel Jean

Docteur en pharmacie spécialiste des plantes médicinales, à l'origine de plus de trente brevets internationaux dans le domaine de la chimie des plantes médicinales, de la santé naturelle et de la phytothérapie. Créateur des S.I.P.F. et des E.P.S. (Phytostandards). Fondateur et directeur de l'Institut des Substances Végétales.
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