Le responsable du laboratoire me paraissait vraiment très jeune pour être le patron de cet énorme complexe, dont on pouvait voir les petits bâtiments rangés à flanc de coteau le long de la route du plus important parc technologique de Singapour. Il me paraissait d’autant plus jeune que c’était un spécialiste de l’étude des mécanismes du vieillissement.
Nous marchions sous les grands arbres parfumés du parc, mais les michelia, frangipaniers et autres jacarandas libéraient leurs violents effluves en pure perte. Il n’y a presque pas d’insectes à Singapour. L’administration locale a dû noyer la
presqu’ile d’insecticide pour assurer l’hygiène totale qui est l’une des obsessions de ce micro-état. Le jeune homme, ou du moins supposé tel, me faisait visiter son domaine qui disposait de tout ce qu’il fallait pour travailler sur un sujet aussi ambitieux : laboratoires de chimie de synthèse, d’extraction, matériel analytique de pointe, laboratoire de pharmacologie, de biologie moléculaire, une animalerie avec un département primates, et je me prenais à rêver de m’exiler ici. Même si Singapour n’est pas une destination très agréable, la proximité de la grande forêt pluviale et les moyens mis à la disposition des chercheurs pouvaient me faire fantasmer.
— Je vais vous montrer les résultats que nous avons obtenus avec les vers, me dit-il.
« Les vers » qu’il s’apprêtait à me montrer sont, avec les souris blanches et les drosophiles (les fameuses mouches du vinaigre), les outils préférés des biologistes impliqués dans la génétique et le développement. Il s’agit pour être précis de l’espèce Caenorhabditis elegans, un ver de terre d’environ un millimètre de longueur et qui a la particularité d’être très facile à observer et à élever. De plus, il a une durée de vie de trois semaines, ce qui facilite les études sur la longévité de cet animal. En comparaison, une souris de laboratoire vit environ trois ans.
Une fois dans le laboratoire réservé à l’étude de ces animaux, il a sorti différentes boites de Petri dans lesquelles on pouvait voir les petits vers s’agiter dans un gel nutritif. Toutes les boites comportaient une indication de date : celle de l’éclosion des œufs. Certains avaient seulement quelques jours, d’autres deux ou presque trois semaines. Avec un sourire, il est allé cherché une autre pile de boites. Sur la première, la date indiquait que les vers devaient avoir environ cinq semaines. Deux autres boites contenaient les doyens du labo, les patriarches : plus de sept semaines et ça grouillait encore !
J’ai levé un sourcil interrogateur.
— Restriction calorique, m’a dit mon hôte chinois. Venez, on va chez les souris maintenant.
Nous avons changé de bâtiment. Au sous sol, se tenait l’animalerie des rongeurs placés en atmosphère contrôlée : 22°C et 70% d’humidité. Certaines cages abritaient des souris endormies, ce qui est normal en journée, l’animal ayant plutôt des habitudes nocturnes. D’autres cages, par contre, bruissaient d’une activité intense. On y voyait les petits animaux en plein boum au centre de roues dans lesquelles ils couraient comme des fous.
— Les cages fitness, m’a dit le biologiste très sérieusement. On a quatre groupes ici : les souris qui peuvent se nourrir à volonté et qui ne peuvent pas faire d’exercice, celles qui peuvent se nourrir à volonté et qui ont une roue pour courir, celles qui ont un régime restreint en calories et qui ne peuvent pas s’exercer, et enfin le groupe qui a un régime restreint et qui court.
— Vous mesurez quels paramètres sur tous ces animaux ? demandai-je en cherchant là aussi la date de naissance des sujets soumis à l’expérience, mais il n’y avait que des numéros de lots inscrits sur les cages.
— Les paramètres du stress oxydant, la glycémie, la résistance à l’insuline, la glycation, et puis divers marqueurs hormonaux et du métabolisme. Et la longévité. Mais là, c’est un peu frustrant, parce qu’il faut attendre trois ans. On regarde aussi la pathologie, bien sûr. Si les animaux font des cancers ou autres. La fécondité.
— Mais vous avez combien d’animaux en test actuellement, je parle uniquement des souris ?
— Trois mille quatre cent.
— Ahh… oui, me dis-je. Légèrement au-dessus de mes capacités en fait… Avec mes soixante souris à la fois, je n’existais même pas dans la course. Il me fallait donc monter dans le train d’une manière ou d’une autre, mais que pouvait attendre de nous une telle usine à recherche ?
— Vous avez déjà sorti des résultats significatifs ?
— Nous venons juste de confirmer les résultats sur la longévité, obtenus par de nombreuses équipes de par le monde.
— Et… ?
— On obtient la classique augmentation de trente pour cent de la longévité avec la restriction calorique et presque quarante pour cent si on cumule la restriction calorique et l’exercice. De plus, on observe une réduction très significative des pathologies et une augmentation de la fécondité. Pour le reste je ne peux pas vous en dire plus. Nous sommes sous contrat.
Faisons un rapide calcul. Si on considère que la longévité moyenne dans les pays développés est d’environ quatre-vingts ans, quarante pour cent d’augmentation nous place donc à une longévité de cent douze ans. C’est moins que Jeanne Calment, mais on peu penser que si c’est une moyenne, nous pourrions voir fleurir, si l’on peut dire, de nombreuses femmes et hommes comme elle. Tout ça en mangeant moins et en courant dans une roue ? Allez… ! Dans ce cas, beaucoup de peuples en voie de développement devraient comprendre plus de centenaires que nous, non ? Or on sait bien que ce n’est pas le cas. Ils meurent jeunes et sont souvent malades et affaiblis par le manque de nourriture et les travaux exténuants.
Mais il ne faut pas confondre malnutrition et restriction calorique. Il ne faut pas confondre non plus travailler à la mine ou dans les champs douze heures par jour depuis l’âge de huit ans, et aller tous les jours à la salle de gym passer deux heures à peaufiner ses triceps et la souplesse de ses tendons. D’ailleurs, les derniers travaux en date montrent qu’il y a des différences radicales entre restriction calorique et restriction diététique, et entre exercice et… exercice. En fait, il existe certains résultats plus qu’encourageants, et d’autres qui sont décevants, alors qu’ils semblent avoir été obtenus par une méthode de test identique. Je vous propose une petite mise au point sur un sujet dont l’importance et le pouvoir de faire rêver, au niveau de l’histoire de l’humanité, peuvent se comparer à la conquête de l’espace : la poursuite de la santé et de la longévité.
Aujourd’hui donc, on reconnaît que les seules méthodes permettant d’augmenter la longévité et l’état de santé des êtres vivants sont la restriction calorique et l’exercice physique.
Toutefois, ces deux méthodes n’ont pas été validées chez l’homme pour des raisons de durée faciles à comprendre, et elles procurent des résultats contradictoires selon les études dès que l’on s’adresse à des organismes évolués, comme les primates. De tous ces travaux publiés de par le monde, on peut néanmoins tirer une conclusion : certaines façons de réduire les calories du régime alimentaire et certaines façons de pratiquer l’exercice physique améliorent la santé et donc la longévité. Dans les cas positifs, on constate une réduction des cancers, des maladies métaboliques, des maladies cardiovasculaires, des maladies dégénératives, et certaines études chez l’homme ont montré que l’exercice physique était même capable d’améliorer les performances intellectuelles chez les jeunes.
Aujourd’hui, le défi consiste à trouver des méthodes qui permettraient de valider ces études sur l’homme, sachant bien sûr que la longévité est un paramètre quasiment hors de portée à moins de passer le flambeau aux générations futures. Mais beaucoup d’autres paramètres peuvent être étudiés et peut-être représenter des facteurs prédictifs de la longévité. Un autre défi consiste à trouver pourquoi certaines études rendent des résultats positifs et d’autres non. On s’interroge sur la manière de mettre en œuvre la restriction calorique. Doit-on réduire seulement les sucres ou aussi les lipides, voire les protéines ? Est-ce que certains nutriments et micronutriments sont indispensables ? Est-ce que d’autres sont à proscrire ? Quant à l’exercice physique, il semblerait qu’il doive être aérobique. Chez l’animal et chez l’homme.
Un autre champ d’études connexe est de comprendre pourquoi la restriction calorique et l’exercice améliorent la santé et sur quelles fonctions biologiques et biochimiques ils agissent. Aujourd’hui la tendance est de penser que les radicaux libres sont les pilotes de ces phénomènes. Tels des Janus, ils sont nocifs d’une certaine façon et bénéfiques d’une autre. Les radicaux libres sont de petites molécules à base d’oxygène, chimiquement très réactives et qui sont des sous-produits de la respiration. Plus on respire et plus on en produit. La théorie qui a prévalu jusque dans les années 80 était qu’un excès de radicaux libres avait un effet délétère car ils détruisent les membranes cellulaires, oxydent les lipides et dégradent l’ADN et l’ARN. Et puis, on a constaté que plus un organisme donné a une activité métabolique élevée, plus il vit longtemps. C’est-à-dire le contraire de ce que l’on croyait. Alors on a pensé que les radicaux libres mettaient en marche les défenses de l’organisme de sorte que plus on en produit, mieux on est protégé contre leurs effets nocifs. C’est la théorie qui prévaut aujourd’hui. Je vous renvoie d’ailleurs à un article précédent de ce blog, « Il vaut mieux ne pas prévenir que nuire ». Cet article décrit une étude ayant montré qu’il vaut peut-être mieux éviter les anti-oxydants, ou alors en prendre tout le temps.
Ces systèmes de défense, apparemment très performants, sont à l’origine de ce qu’on appelle l’hormésis. Un stress suffisamment faible pour ne pas nuire à l’organisme, mais suffisamment fort pour déclencher les défenses intrinsèques, a un effet bénéfique. Le mauvais à petite dose devient bon. Ces mécanismes, comme tout mécanisme biologique, sont basés sur des réactions biochimiques. Un ensemble gigantesque de molécules agissant en réseau réagit aux signaux venant de l’extérieur : l’effort physique, la diminution ou la surabondance de nourriture, l’irradiation par le rayonnement UV ou la radioactivité, le froid, le chaud, la stimulation sexuelle… Tous ces signaux modifient les réactions biochimiques qui génèrent un flux de molécules en perpétuel changement dans les organes.
Si on admet que les nutriments sont eux aussi, par leur manque ou leur abondance, des signaux capables de moduler les défenses, on peut également penser que des molécules médicamenteuses peuvent jouer le même rôle. C’est ici que la phytothérapie peut avoir un rôle à jouer. Un rôle de simulateur de signaux en agissant sur tel ou tel point du réseau métabolique complexe. Aujourd’hui, une molécule a fait la preuve qu’elle pouvait simuler une partie des effets de la restriction calorique : le resvératrol, qui est un petit polyphénol présent dans le raisin. Nul doute que les plantes médicinales peuvent avoir des effets intéressants. Une chose est certaine, c’est que nous aurions de meilleurs résultats avec un ensemble de molécules complexes qu’avec une molécule pure. Encore le totum, me direz-vous ? Eh bien oui. Pour agir sur un réseau métabolique de plusieurs milliers de molécules qui jouent une symphonie, ce n’est pas avec un instrument à une corde, même puissant, que vous allez faire changer la ligne mélodique.